Espace Presse
21 juillet 2025

Empreinte biodiversité : fausse piste ou signal fort pour les investisseurs ?

Empreinte biodiversité : fausse piste ou signal fort pour les investisseurs ?

Par Deepshikha Singh, Head of Stewardship, Crédit Mutuel Asset Management

Crédit Mutuel Asset Management est une société de gestion d'actifs de Groupe La Française, holding de la branche de gestion d'actifs du Crédit Mutuel Alliance Fédérale.

 

« Dans un monde confronté au dépassement écologique, même une boussole imparfaite vaut mieux que de naviguer les yeux bandés. »

A mesure que les risques liés à la nature s’imposent comme un enjeu majeur de la finance durable, l’empreinte biodiversité est devenue un outil incontournable pour mesurer l’impact des activités d’une entreprise ou d’un portefeuille sur les écosystèmes. Ces empreintes s’expriment en unités de pression écologique telles que le MSA.m² (Mean Species Abundance[1]) ou le PDF (Potentially Disappeared Fraction of species[2]).

Reposant sur des modèles complexes, ces chiffres s’appuient sur des bases de données d’analyses du cycle de vie (ACV), intégrées à des simulateurs de perte de biodiversité tels que le modèle GLOBIO[3]. Ces outils permettent de convertir les données d’utilisation des sols et d’émissions, en estimations de dégradation écologique[4]. Malgré leur complexité, les outils d’empreinte offrent un point d’entrée utile pour évaluer l’exposition systémique à la destruction de la nature, justifiant ainsi leur intégration croissante dans les référentiels de données ESG standards.

Le PBAF (Partnership for Biodiversity Accounting Financials)[5] exige de ses membres qu’ils s'engagent à étudier et à publier les impacts sur la biodiversité tout en contribuant activement à l'élaboration de méthodologies harmonisées qui incluent des approches d’empreinte (MSA, PDF, CBF, etc.). Dans un document additionnel spécifique aux institutions financières[6], le TNFD (Taskforce for Nature-Related Financial Disclosures) recommande la publication d’indicateurs d’empreinte biodiversité, mais suggère qu’ils soient accompagnés de certains détails.

Parmi les 129 institutions financières[7] ayant officiellement adhéré au TNFD, une majorité semble être également membre du PBAF et utilise donc, pour leurs rapports officiels, des outils d’empreinte. En juillet 2025, quinze d’entre elles — dont BNP Paribas AM, ING, MUFG et Robeco — ont publié leur premier rapport TNFD, parmi lesquels 30 % intègrent des éléments relatifs à l’empreinte biodiversité.

Cet enthousiasme croissant s'accompagne toutefois d’une certaine prudence. Dans ses recommandations finales publiées en septembre 2023, le TNFD[8] soulignait que "les empreintes peuvent contribuer à évaluer la matérialité des risques liés à la nature, mais restent des indicateurs incomplets, en raison d’une incertitude élevée, d’un manque de données de géolocalisation et de l’impossibilité de mesurer l’état des écosystèmes." Le TNFD va encore plus loin dans son document de réflexion sur les approches d’empreinte biodiversité[9] publié en partenariat avec le PBAF (déc. 2023), où il recommande un processus en six étapes pour guider les institutions financières dans la sélection et la publication des outils d'empreinte tout en insistant sur la nécessité de palier les limites de ces outils en incorporant des données supplémentaires spécifiques à la localisation.

Pour les gestionnaires d’actifs, les résultats des empreintes peuvent parfois sembler contre-intuitifs. Certains secteurs, tels que les services financiers, dont l’impact environnemental direct est limité, affichent souvent les empreintes biodiversité les plus élevées. Cela s’explique par l’allocation de financements vers des secteurs à fort impact, comme l’agriculture, l’énergie ou l’exploitation minière, qui exercent une pression systémique majeure sur la biodiversité. Une étude menée par la Commission européenne en 2025[10] a confirmé que même avec une faible exposition à ces secteurs, les sociétés financières peuvent être à l’origine de près de 50 % de l'empreinte biodiversité totale d'un portefeuille.

En 2024, une étude d’Iceberg Data Lab[11] a révélé que, dans des portefeuilles diversifiés, une exposition de seulement 10 % à des secteurs à fort impact peut générer plus de 60 % de la pression totale sur la biodiversité. Cette dynamique s’apparente à celle des émissions financées. En tant qu’investisseurs, nous héritons de l’impact des entreprises dans lesquelles nous investissons.

La valeur de l'empreinte biodiversité réside dans son utilisation stratégique, en tant qu’outil de filtrage, de priorisation des engagements et d'analyse thématique. Les gestionnaires d'actifs peuvent ainsi mettre en évidence les points sensibles d'exposition des portefeuilles, mieux comprendre les biais sectoriels et entretenir un dialogue sur les enjeux de la nature avec les émetteurs. Cependant, les empreintes biodiversité comportent plusieurs limites et ne permettent pas une analyse complète des risques liés à la nature.

Les limites de l’empreinte biodiversité

La plupart des modèles d'empreinte reposent sur des données d'analyse du cycle de vie (ACV) statiques ou obsolètes, ainsi que sur des moyennes sectorielles vagues, ce qui tend à niveler la riche complexité des systèmes écologiques. Ces modèles se concentrent uniquement sur les pressions globales ou les impacts négatifs – tels que la pollution, les émissions ou le changement d'usage des sols – sans tenir compte des réalités écologiques fondamentales comme l’état des écosystèmes[12], l’hétérogénéité spatiale[13], ou les points de basculement climatique[14]. Par ailleurs, ces modèles omettent les dépendances (c'est-à-dire les services écosystémiques sur lesquels s’appuient les entreprises dans le cadre de leurs opérations) et ignorent toute contribution positive à la nature de la part des entreprises.

Surtout, ces modèles ne reconnaissent pas les actions régénératrices. Par exemple, une entreprise agricole qui restaure des mangroves peut encore être considérée comme « à haut risque » en raison de sa classification sectorielle. Cela peut fausser les résultats des mesures d’atténuation mises en place et pénaliser les acteurs de la transition.

Les critiques s'intensifient. Une étude menée par l'Union Européenne en 2025[15] a souligné plusieurs problématiques, parmi lesquelles :  le double comptage, un alignement insuffisant avec le cadre systémique du TNFD, ainsi qu’une sous-estimation des référentiels relatifs à la diversité biologique. Du point de vue de la gestion responsable, il existe un risque d'intervenir prématurément sur des indicateurs encore trop imprécis ou peu fiables pour fonder des décisions d'investissement éclairées.

Quelle approche adopter ? Plutôt que de rejeter l'empreinte biodiversité, il faut la contextualiser et la compléter 

  • Premièrement, envisager les empreintes biodiversités comme des signaux, et non comme des notes. Nous pouvons donc utiliser les empreintes pour mettre en évidence les sources de risques au sein des portefeuilles. Elles ne doivent pas être interprétées comme des évaluations précises, mais plutôt comme les points de départ d’une analyse approfondie, étayée par un contexte qualitatif et sectoriel spécifique.
  • Deuxièmement, intégrer des évaluations géospatiales et spécifiques aux écosystèmes. La biodiversité est par nature liée à la localisation. Des outils tels que l’IBAT[16] ou le WWF Risk Filters[17] et l’approche LEAP du TNFD peuvent permettre aux utilisateurs d’ajouter la pertinence géographique et la vulnérabilité écologique à l'analyse des risques.
  • Troisièmement, élargir le prisme au-delà des impacts négatifs. Comprendre les dépendances à la biodiversité — à l'aide d'outils tels qu’ENCORE[18] afin d’évaluer dans quelle mesure les modèles économiques sont exposés à la dégradation des écosystèmes du fait de leur dépendance à des services écosystémiques tels que la pollinisation, la disponibilité en eau ou la fertilité des sols. Parallèlement, il convient d’intégrer les contributions positives, notamment la restauration des écosystèmes, l’agriculture régénératrice ou les modèles de production circulaire. Une vision plus holistique des risques et opportunités liés à la nature peut favoriser une meilleure allocation du capital et une gestion responsable.
  • Quatrièmement, améliorer la qualité des données et des divulgations grâce à un dialogue basé sur une vision systématique avec les entreprises, les décideurs politiques et les fournisseurs de données. Il est essentiel que les entreprises en portefeuille divulguent leurs risques, opportunités et objectifs liés à la nature en s’appuyant sur les cadres existants ou émergents, tels que le CDP, le TNFD et les Science-Based Targets for Nature (SBTN[19]).
  • Enfin, instaurer un dialogue avec les entreprises afin d’évaluer leur préparation à la transition et leur capacité d’adaptation, en allant au-delà d’une simple lecture des risques. Cela suppose d’examiner les structures de gouvernance environnementale, les objectifs fondés sur la science, les investissements dans l'innovation ainsi que l'alignement avec les cadres et réglementations mondiaux et régionaux sur la biodiversité.

L’empreinte biodiversité devrait rester une composante importante de la boîte à outils dédiée à l’analyse des risques liés à la nature. Toutefois, sa valeur réside dans la capacité de son utilisateur à en faire une lecture avisée. Pour les gestionnaires d’actifs, elle ne constitue pas une fin en soi, mais doit être envisagée comme un point d’entrée vers un dialogue plus vaste et systémique – une opportunité d’approfondir la compréhension des interactions complexes entre flux de capitaux, seuils écologiques, et résilience à long terme dans un monde aux ressources naturelles limitées.

 

 

Document informatif destiné exclusivement aux investisseurs professionnels au sens de la directive MIF2.

Le présent commentaire est fourni à titre informatif uniquement. Les opinions exprimées par le groupe La Française sont fondées sur les conditions actuelles de marché et sont susceptibles d'évoluer sans préavis.  Les informations contenues dans cette publication sont basées sur des sources considérées comme fiables, mais le groupe La Française ne garantit pas qu'elles soient exactes, complètes, valides ou à propos. Publié par La Française Finance Services, dont le siège social est situé 128 boulevard Raspail, 75006 Paris, France, société réglementée par l'Autorité de Contrôle Prudentiel en tant que prestataire de services d'investissement, n° 18673, et enregistrée à l’ORIAS (www.orias.fr) sous le n°13007808 le 4 novembre 2016 est une filiale de La Française. Crédit Mutuel Asset Management : 128 boulevard Raspail 75006 Paris est une société de gestion agréée par l'Autorité des marchés financiers sous le n° GP 97 138 et enregistrée à l’ORIAS (www.orias.fr) sous le n° 25003045 depuis le 11/04/2025. Société Anonyme au capital de 3 871 680 €, RCS Paris n° 388 555 021.

Footnotes

 

  1. ^ [1] Un indicateur de l'abondance moyenne des espèces dans une zone perturbée par rapport à leur état non perturbé, exprimée par mètre carré. Elle évalue l'intégrité des écosystèmes sur une échelle de 0 (dégradé) à 1 (intact)
  2. ^ [2] Indique le pourcentage d’extinction potentielle d'espèces d'une zone spécifique en raison du stress environnemental ou des changements d’utilisation des terres. Couramment utilisé dans les analyses du cycle de vie, il reflète la perte potentielle d'espèces au fil du temps
  3. ^ [3] GLOBIO - Global biodiversity model for policy support
  4. ^ [4] Dommages ou modifications de l’environnement naturel perçus comme nuisibles ou ayant des effets négatifs
  5. ^ [5] https://pbafglobal.com/
  6. ^ [6] https://tnfd.global/publication/additional-disclosure-guidance-for-financial-institutions/
  7. ^ [7] https://tnfd.global/engage/tnfd-adopters/
  8. ^ [8] TNFD Recommendations
  9. ^ [9] Document de discussion sur les approches d'empreinte biodiversité pour les institutions financières – TNFD
  10. ^ [10] Assessment of Biodiversity Measurement Approaches for Businesses and Financial Institutions
  11. ^ [11] Biodiversity Measurement Approaches
  12. ^ [12] Etat de dégradation ou d’intégrité d’un écosystème, ce qui influence directement sa capacité à fournir des services tels que la pollinisation, la purification de l’eau et la régulation du climat
  13. ^ [13] Le contexte spatial est différent en chaque point et cette fluctuation spatiale influe sur les relations entre les variables. (ie. Une même activité – par exemple la déforestation – peut avoir des impacts très différents selon l’endroit. Abattre des arbres dans un point chaud de la biodiversité a des conséquences bien plus graves que dans une zone déjà dégradée
  14. ^ [14] Seuil critique au-delà desquels les écosystèmes peuvent s’effondrer de manière irréversible, même sous l’effet de pressions supplémentaires relativement faibles. Les modèles d’empreinte saisissent rarement ces dynamiques non linéaires
  15. ^ [15] Biodiversity Measurement Approaches
  16. ^ [16] IBAT | The world's most authoritative biodiversity data
  17. ^ [17] WWF Risk Filter
  18. ^ [18] ENCORE
  19. ^ [19] Science Based Targets Network

Expert

Contacts Presse

A propos de La Française

La Française, pôle de gestion d’actifs de la première banque à mission, le Crédit Mutuel Alliance Fédérale, propose des stratégies de conviction sur toutes les classes d’actifs conciliant objectifs de performance et de durabilité. En tant qu’asset manager multi‑spécialiste, ses équipes se focalisent sur leur cœur d’expertise, en intégrant une dimension ESG avancée dans les processus d’analyse et d’investissement. La Française couvre les marchés cotés et non cotés, dont l’immobilier. Avec plus de 160 milliards d’euros d’actifs sous gestion*, 1 000 collaborateurs et une présence dans 10 pays, La Française conçoit des solutions d’investissement innovantes, adaptées aux objectifs et horizons de placement de ses clients. 

* au 30/06/2025